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Ce résumé vient de la thèse de doctorat de ECUYER, Brendan

Dette et résistance : la financiarisation communautaire de l’eau en Colombie.
Thèse de doctorat  : Univ. Genève, 2022, no. SdS 211

« Nous devons encore rembourser de l’argent à la banque pour le réservoir d’eau », s’écrie l’un des paysans qui lance la conversation, à la suite de l’assemblée générale de l’association Guasimalito. Nous sommes en 2014, dans la périphérie rurale de la municipalité de Bello, au nord de la ville de Medellin, en Colombie. J’effectue alors un stage académique au sein d’une ONG locale, dans le cadre de mon master en socio-économie.

L’association en question a pour principale mission d’approvisionner en eau la petite communauté du même nom, perchée sur le flanc nord de la vallée d’Aburrá. Je dois avouer qu’à l’époque cette conversation de couloir ne m’avait pas semblé transcendante. D’ailleurs, je ne me souviens plus exactement des tenants et des aboutissants de la conversation en question, ni même des personnes y prenant part.

Il me semble que l’un d’eux était le président de l’association et les deux autres, membres actifs. Ce n’est que quelques années plus tard, en 2016, à la suite d’une première discussion avec Solène Morvant-Roux, qui venait tout juste de lancer son projet de recherche intitulé, Water access via microcredit : A Socio-economic analysis of ‘inclusive markets’ for the poor in the ‘South’ (Watsin), que l’articulation de ces mots : « remboursement », « banque » et « réservoir d’eau » aussi simples puissent-ils paraître, ont pris une tout autre signification pour moi.

Effectivement, ils révèlent l’un des grands défis de notre temps, à savoir le financement de l’accès à l’eau, qui reste un problème majeur pour environ 29% de la population mondiale qui n’a pas accès à l’eau potable (WHO, 2017) et pour les 5 milliards de personnes à venir qui rencontreront des difficultés d’accès à l’eau d’ici à 2050 (WMO, 2021).
Ils renseignent également sur le choix de cette association de gestion communautaire de l’eau de s’endetter pour financer l’amélioration de son système d’approvisionnement en eau.

Si l’apparition de la finance au sein des associations d’aqueducs communautaires, est pour le moment résiduelle, la fusion entre la finance et l’eau dans son acception la plus large n’est pas un phénomène nouveau. La finance et l’eau n’ont jamais été aussi entremêlées à travers le monde, soulevant de sérieuses inquiétudes quant aux questions de conditionnalité, d’accès inéquitable à la ressource et de droit à l’eau en tant que droit humain fondamental (Sultana & Loftus, 2013).

La financiarisation1 de l’eau a même dépassé toutes les prévisions avec la création de marchés boursiers de l’eau, au sein desquels les droits et les titres d’eau sont échangés au plus offrant, notamment en Australie (Wheeler & Garrick, 2020), dans l’ouest des États-Unis (Schwabe et al., 2020) ou au Chili, qui est un « cas d’école de traitement des droits sur l’eau non seulement comme propriété privée mais aussi en tant que marchandise entièrement commercialisable » (Bauer, 2008, p. 1). Avec la pénurie croissante des ressources en eau et la diminution de son approvisionnement, les acteurs du monde des affaires ont bien compris qu’en tant que ressource rare, l’eau deviendrait de plus en plus rentable (Barlow, 2013).

Parallèlement aux débats sur la recherche d’une solution de gouvernance équitable à la crise mondial de l’eau, celle-ci est de plus en plus considérée comme une nouvelle classe d’actifs potentiellement rentable. Willem Buiter, l’ancien économiste en chef de la société financière Citigroup, s’attend à voir « (…) un marché mondialement intégré pour l’eau douce d’ici 25 à 30 ans » (Bayliss, 2014, p. 302). Il affirme qu’une fois que les marchés au comptant de l’eau seront intégrés, les marchés à terme et les autres instruments financiers dérivés liés à l’eau - options de vente, options d’achat, swaps - négociés en bourse et de gré à gré suivront. Il prévoit différentes qualités et différents types d’eau douce, tout comme il existe aujourd’hui du pétrole brut léger et du pétrole brut lourd. L’eau en tant que classe d’actifs deviendra, selon lui, la classe d’actifs basée sur les matières premières physiques la plus importante, éclipsant le pétrole, le cuivre, les matières premières agricoles et les métaux précieux.

Dans son documentaire Main basse sur l’eau, diffusé en 2019 sur la chaîne de télévision franco-allemande Arte, le réalisateur Jérôme Fritel traite brillamment cette problématique et questionne les enjeux et les conséquences d’un tel phénomène. On
y aperçoit des traders et des banquiers australiens et américains raconter comment
ils s’enrichissent, alors que des paysans, affectés par l’explosion des coûts de l’eau qui ont dépassé leurs coûts de production agricole, expliquent, eux, leur faillite. Ce film d’environ 90 minutes, qui s’apparente davantage à un film de science-fiction qu’à un documentaire, décrypte à la perfection la forme la plus « criante » et compréhensive de la financiarisation de l’eau. La pointe de l’iceberg en quelque sorte.

Toutefois, les processus de financiarisation de l’eau ne sont pas tous si visibles et sont parfois difficiles à appréhender. Ils s’expriment sous de multiples formes, caractérisés comme tout processus de financiarisation par leur ambiguïté (Fine, 2012), chacun répondant à des logiques très différentes. Dans le cas de l’association Guasimalito, la financiarisation par la dette2 semble se nourrir des besoins de base et de reproduction sociale de la communauté. En d’autres termes, le rapprochement de l’eau et de la finance répond ici à des besoins primaires de la communauté et non pas à l’avidité de quelques cols blancs.

D’après le président de l’association, Gabriel Olarte, que je retrouve quelques années plus tard dans le cadre cette-fois de ma recherche doctorale débutée entretemps, le premier lien avec la finance s’est tissé afin de répondre à un besoin de financement pour des compteurs d’eau volumétriques, permettant de mesurer la consommation des membres de la communauté et de gérer la facturation. Ainsi, le crédit contracté par l’association aura permis d’optimiser la gestion et de remplir les exigences étatiques en termes de tarification de l’eau. Dans ce que l’on pourrait interpréter comme une tentative de justification de l’endettement, ce jeune retraité agriculteur revient, avec un brin de nostalgie, sur le développement de l’aqueduc et sur les nombreuses difficultés rencontrées par l’association dans le cadre de son autogestion. À l’époque, l’eau coulait librement de la montagne et la communauté se servait à même les tranchées ouvertes qui avaient été creusées au plus proche des habitations.

À partir de 1968, la communauté s’est organisée en association afin de gérer au mieux l’approvisionnement en eau. Une zone de captage, un réservoir d’eau et une petite station de traitement ont été installés depuis, en partie avec le soutien de la municipalité, qu’il a fallu « implorer », mais surtout grâce à la participation communautaire, souligne Gabriel. Il évoque notamment la gestion des conflits avec les habitants qui défendent un accès individuel à la ressource, ainsi que la difficulté de satisfaire les standards et les conditions imposés par les autorités aux prestataires de services publics d’eau.

Aujourd’hui, l’association peine à conserver ses 300 membres. La communauté étant située à la frontière périurbaine de la ville de Bello, la tentation est grande de quitter la gestion communautaire pour une connexion aux services publics municipaux. Les quartiers urbains qui se trouvent en contrebas sont pratiquement tous desservis en eau par le plus important prestataire de services publics du pays, les Entreprises Publiques de Medellin (EPM), détenues par la municipalité voisine de Medellin. Fondée en 1955 et s’inscrivant dans le cadre de la corporatisation des services publics entamée dans les années 1910 et 1920 en Colombie (Guerrero et al., 2015), EPM ne cesse de gagner du terrain. Pour Gabriel, une chose est sûre : « l’État veut en finir avec les aqueducs communautaires et le crédit peut nous aider à résister ».

Alors que la Colombie est l’un des pays avec la disponibilité d’eau douce de surface la plus importante au monde – elle compte un débit superficiel trois fois supérieur à la moyenne sud-américaine et six fois supérieur à la moyenne mondiale (Carrascal,
2009) – l’accès à l’eau potable reste problématique et les conflits liés à l’eau sont légion sur son territoire, en particulier dans les zones rurales.

La répartition géographique inégale peut en partie expliquer cela. La disponibilité d’eau est relativement rare dans la région des Andes où une grande proportion de la population est concentrée et la région Magdalena/Cauca affiche 13,2% de la disponibilité pour 63% de la population totale (Dupuits & Bernal, 2015).

Néanmoins, la principale cause est à chercher dans la gestion institutionnelle défaillante et la mauvaise répartition du précieux liquide, découlant notamment de problèmes politiques et sociaux internes liés à la corruption, à la violence, mais aussi à des modèles d’accès à l’eau régis par les lois du marché. Par ailleurs, les ressources en eau de surface sont largement menacées par la forte demande du secteur minier, de l’agro-industrie et des centres urbains (Carrascal, 2009).

Dans ce pays de plus de 48 millions d’habitants, se situant parmi les plus inégalitaires au monde3, les questions de gestion de l’eau en milieu rural sont, au même titre que celles liées à son financement, un enjeu socioéconomique majeur dans le processus de réduction de la pauvreté et de résolution des conflits au sens large. Comme en atteste le cas de l’association Guasimalito, certaines communautés de l’eau semblent avoir choisi la voix de la finance pour faire face à ces enjeux, malgré les conséquences relativement négatives que celle-ci semble avoir sur l’accès à l’eau.

references
ECUYER, Brendan. Dette et résistance : la financiarisation communautaire de l’eau en Colombie.
Thèse de doctorat  : Univ. Genève, 2022, no. SdS 211

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